CÉSAROPAPISME

CÉSAROPAPISME
CÉSAROPAPISME

Césaropapisme: ce mot anachronique a été forgé dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour définir l’absorption par l’empereur (césar-), souverain temporel, des fonctions spirituelles dévolues au chef de l’Église chrétienne (-pape).

Le problème des relations entre l’État romain et l’Église chrétienne s’est trouvé posé dans la prédication même de Jésus: «Rendez à César ce qui est à César» (Matthieu, XXII, 21; Luc, XX, 25), et dès les premiers temps apostoliques. Car la conception antique de l’autorité politique était sacrale et les chrétiens, reconnaissant que «toute autorité vient de Dieu» ne pouvaient admettre la déification du souverain ou de l’État. Que l’empereur se convertisse et fasse à l’Église une place privilégiée dans les structures mêmes de l’État romain, la tentation de confondre les destinées de l’Église triomphante avec celles de l’Empire désormais chrétien était grande. Il est dès lors plus difficile de délimiter la frontière entre Église et État, car, en devenant chrétiens, les empereurs des IVe et Ve siècles n’ont pas renoncé à leur toute-puissance monarchique ni au vieil idéal d’une royauté sacrée. La mainmise de l’État sur l’Église s’est réalisée en trois étapes; mais, plutôt que de retracer les multiples péripéties des relations Église-État, mieux vaut examiner les doctrines et les théories en présence, afin de montrer comment une théologie politique chrétienne a, tout naturellement, pris le relais des théories païennes sur la divinisation du pouvoir.

1. L’héritage païen

L’une des caractéristiques essentielles de la civilisation romaine était l’étroite subordination de la religion à la vie politique de l’Urbs , la cité. Le même personnel assurait la conduite des affaires de la cité et les relations avec ses dieux protecteurs. Depuis Auguste, la monarchie impériale puisait ses forces les plus profondes dans l’union, en un même personnage, de toutes les magistratures civiles, militaires et religieuses; il était ainsi fait retour à l’antique tradition d’une royauté sacrée, seul canal de la «paix des dieux» et seule garante de la prospérité collective.

Auguste, étant à la fois le maître des destinées politiques de l’Empire et le pontifex maximus , chef de la religion romaine, a incarné, de même que ses successeurs, cette unité profonde de la cité romaine, tandis que, sous l’influence des idéologies hellénistiques, se développait autour de la personne impériale un culte très rapidement devenu le lien qui unissait dans une commune fidélité politique les populations, par ailleurs si diverses, de l’orbis romanus . Toute une théologie politique païenne définit l’empereur-pontife, fils d’un être divinisé par l’apothéose, comme un candidat à la divinisation, comme un être directement inspiré des dieux, «prêté par les dieux protecteurs pour la félicité du genre humain». La confusion entre fidélité politique et foi religieuse est telle que tout refus du culte impérial est naturellement ressenti par les païens comme une trahison envers Rome. Ce fut l’origine d’un certain nombre de persécutions contre les chrétiens.

Car la position chrétienne est délicate, ambivalente. Certes, Jésus avait affirmé: «Mon Royaume n’est pas de ce monde»; mais les fondateurs des premières Églises, Pierre et Paul, avaient conseillé à leurs fidèles une entière soumission aux autorités établies: «Toute autorité vient de Dieu» (Romains, I, 1; I Pierre, II, 13-16; Romains, XII, 1-6; I Timothée, II, 2). Cette obéissance des chrétiens au pouvoir établi, impliquant le devoir de prier pour les princes, fut constante, et les Apologistes du IIe siècle ne manqueront pas d’insister sur ce loyalisme politique. Car, pour un chrétien vivant dans l’Empire, l’État a pour mission de maintenir la paix et l’ordre temporel voulus par Dieu; on doit donc prier pour celui qui est regardé comme l’instrument efficace de la volonté divine. Mais les chrétiens, fidèles à leur foi monothéiste, ne pouvaient accepter le culte rendu aux empereurs morts, puis, dès le IIIe siècle, aux empereurs vivants. L’Église, au prix du martyre, a refusé de reconnaître un État-dieu qui, avec ses prétentions absolutistes, voulait plier la vie religieuse aux nécessités de la vie politique. En se refusant ainsi à admettre, comme les païens, une religion de la cité, les chrétiens ont défendu le principe même de la liberté religieuse individuelle, mais ont encouru le très grave reproche de trahison nationale. En réalité, en distinguant soigneusement les fidélités politiques des impératifs religieux, les chrétiens reconnaissaient à l’État romain et à l’empereur leur véritable place; «L’empereur est grand, s’écriait Tertullien, parce qu’il est plus petit que le Ciel.» Maintenir la grandeur de l’État en proclamant qu’il est inférieur à Dieu était le service que les chrétiens reconnaissaient devoir rendre à Rome par leur présence même au sein de cette civilisation unitaire.

2. L’Empire chrétien de Constantin à Théodose (312-395)

Le conflit entre le totalitarisme du régime de la Tétrarchie et les chrétiens (304-312) fut de courte durée, bien que les persécutions, surtout en Orient, aient été violentes. Après une tolérance de fait, très vite, par la volonté de Constantin, une série de mesures accordèrent à l’Église chrétienne une situation privilégiée. L’empereur, seul maître du monde romain après sa victoire sur Licinius (324), héritier d’une tradition nationale qui faisait du chef le dépositaire de la paix des dieux, substituait la religion chrétienne à un paganisme défaillant qui avait déjà évolué vers un abstrait monothéisme. Une révolution, impensable dix ans plus tôt, exaltait la religion chrétienne qui, de persécutée, devenait triomphante. Constantin apparaissait comme un héraut providentiel, unificateur du monde romain et de la foi religieuse de ses sujets.

À partir de cette situation neuve, une nouvelle vision des rapports Église-État s’instaure à travers l’œuvre de l’évêque de Césarée, Eusèbe, le grand théoricien de cet Empire chrétien. Dans des œuvres apologétiques et dans les divers panégyriques de Constantin qu’il prononce en présence même de l’empereur, il développe l’idée d’une évolution providentielle de l’humanité: si le monde méditerranéen s’est peu à peu unifié sous la seule monarchie de Rome, c’est que cette unité politique était la condition nécessaire à l’édification de l’unité religieuse d’un Empire devenu chrétien par la volonté de Constantin. Se trouvent ainsi liés étroitement la paix que Rome a donnée au monde, la grandeur de l’Empire et le triomphe de la foi chrétienne sur le polythéisme: l’empereur, unique souverain sur la terre, correspond à l’unique Roi du ciel; le règne de Constantin réalise la promesse faite par Yahwé au peuple élu. Eusèbe va plus loin: il affirme que l’empereur n’est pas seulement l’instrument de la puissance de Dieu, mais l’image même du Logos divin. L’apparition de Constantin dans l’histoire humaine s’inscrit donc dans le plan de Dieu; elle a été prévue de toute éternité. Or cette théologie politique chrétienne d’un empereur image de Dieu n’est, au fond, que l’adaptation en contexte chrétien de la vieille théorie de la royauté sacrée; elle plonge ses racines dans la tradition hellénistique de l’autorité du souverain et témoigne d’une très profonde fidélité à l’idéal traditionnel de l’empereur-pontife.

Constantin lui-même prit de plus en plus conscience de la grandeur de sa tâche. Se considérant comme le responsable de la foi religieuse de ses sujets, s’assimilant à un évêque, au treizième Apôtre, il ne cesse de trancher les difficiles problèmes posés à l’Église chrétienne par cette soudaine liberté et cette nouvelle puissance. Son intervention dans les querelles disciplinaires (donatisme) ou théologiques (arianisme) ne fut, du reste, que trop souvent sollicitée par les chrétiens eux-mêmes. Mais la conduite de Constantin reste guidée par le sentiment, très profondément sincère, qu’il exprime en ces termes: «La Providence divine agit de concert avec moi.» Il est le représentant direct de Dieu sur la terre, ses décisions sont par là même sacralisées; il est le guide et l’édificateur du salut de ses sujets; le zèle missionnaire de ce «nouveau Moïse» est ainsi le premier de ses devoirs; il est ainsi naturellement conduit à considérer toutes les questions religieuses comme relevant directement de son autorité.

Cette prétention contre laquelle s’élevèrent les dissidents religieux, qu’ils fussent donatistes ou qu’il s’agît de théologiens en désaccord avec la foi officielle de l’empereur, s’est trouvée accrue sous les successeurs de Constantin, sauf au moment de la brève réaction païenne du règne de Julien (360-363). Devant les subtilités des discussions théologiques, Constance II impose à l’Empire tout entier un certain compromis sur le problème trinitaire, autour duquel il espère refaire l’unité spirituelle de l’Empire: par une loi de mai 359, il définit ce que doit être la foi officielle de l’Empire, exemple qui sera suivi! Cet unitarisme religieux, garant de l’absolutisme étatique sur lequel il se fonde, fait de Constance II le type même de l’empereur chrétien: sa foi personnelle devient celle de ses sujets, fût-elle tenue pour hétérodoxe par l’Église contrainte de s’y rallier (concile de Rimini, 359). Les conséquences de cette confusion des pouvoirs spirituel et temporel sont importantes: les limites de l’Ecclesia chrétienne sont celles de Rome même et toute atteinte à l’une apparaît comme une trahison envers l’autre. Pour maintenir cette double unité, la cœrcitio est la démarche habituelle. L’Église, pour résoudre les schismes et les hérésies, n’hésite pas à faire elle-même appel à l’intervention du pouvoir impérial, véritable bras séculier . Les dissidents de toute sorte sont rejetés de la communauté romaine car, en faisant de leur propre orthodoxie une obligation légale les empereurs chrétiens imposent un critère de discrimination civile qui tend à faire de l’hérétique et du schismatique, du païen comme du juif, non seulement un infidèle , mais un séparé, frappé d’incapacités juridiques et exclu des cadres de l’Empire. On voit ainsi apparaître de nouvelles différenciations juridiques dans le droit romain: des citoyens de seconde zone. L’hérésie, faute religieuse, devient un crimen publicum relevant des tribunaux civils et l’excommunication ecclésiastique a pour corollaire la mise au ban de l’Empire. Théodose, qui impose en 380 la foi catholique à l’Empire tout entier, déclare dans le même édit que ceux qui «refuseront de s’y soumettre devront s’attendre à être l’objet de la vengeance divine mais aussi à être châtiés par nous selon la décision que le Ciel nous a inspirée» (Code Justinien, I, 1); quelques années plus tard, il confirme: «Nous leur enlevons la faculté même de vivre selon le droit romain» (Code Théodosien, XVI, V, 7 et XVI, VII, 2). Mais, lorsqu’il met fin par décret à l’antique religion romaine, qu’il proscrit le paganisme dans toute l’étendue de l’Empire, et qu’il impose à l’ensemble de ses sujets la foi trinitaire définie à Rome et à Alexandrie, l’«Empereur Très Chrétien» n’agit pas autrement que l’empereur païen, pontifex maximus , responsable de la vie religieuse de la cité.

3. Les deux pouvoirs

Contre cette volonté unitaire des empereurs chrétiens, certains évêques s’étaient déjà élevés, au IVe siècle; Hilaire de Poitiers, Ambroise de Milan avaient dénoncé cette usurpation par le pouvoir civil: «L’empereur est dans l’Église, mais non au-dessus; il doit chercher à l’aider mais non à la combattre.» Une telle affirmation n’était pourtant que la marque d’un désaccord momentané et non le résultat d’une réflexion approfondie sur les relations de l’Église et de l’État. Celle-ci fut entreprise par Augustin, évêque d’Hippone, lorsque les interprétations païennes de la prise de Rome par les Wisigoths le déterminèrent à écrire La Cité de Dieu . Sa position est absolue: il n’existe aucun lien essentiel entre l’Église et l’Empire, car «il y a un roi pour la vie d’ici-bas et un roi pour la vie éternelle» et l’Empire est au service de l’Église pour réaliser avec elle l’idéal du christianisme, à savoir l’institution en ce monde de la Cité de Dieu.

Mais, en même temps que se dessine ce courant idéologique qui tend à la distinction des pouvoirs, la rupture politique du monde romain en deux parties, bientôt suivie de l’effondrement de l’Empire d’Occident sous les coups des invasions barbares et sous l’effet d’un lent appauvrissement économique, devait favoriser, en Occident, la libération de l’Église. C’est autour de l’Église de Rome, caput et mater , que se rassemblent désormais toutes les Églises occidentales. Les décisions du Siège apostolique prennent une autorité accrue, alors même que l’autorité politique de l’État romain s’affaiblit avant de disparaître complètement en 476. Cependant, dans la partie orientale du monde romain les querelles christologiques nécessitent la mobilisation des énergies impériales: contre les décisions d’Arcadius et de Pulchérie imposant, à la demande même de nombreux évêques, l’orthodoxie définie aux conciles d’Éphèse et de Chalcédoine, les papes (Léon le Grand par exemple) ne cessent de proclamer qu’il appartient aux seuls évêques d’être les interprètes de la révélation divine, tandis que les empereurs doivent se montrer obéissants en matière religieuse. En vain: l’Orient refusait cette conception romaine des rapports de l’Église et de l’État et continuait à penser que les décisions impériales étaient, comme l’affirmait l’impératrice Eudoxie, «des décisions divines». Face à l’Hénotique de Zénon (482), qui affirme que l’unité de foi est garante de la durée de l’État romain et qui impose une nouvelle orthodoxie, le pape Gélase réaffirme l’indispensable séparation des deux pouvoirs: l’empereur n’est qu’un fils de l’Église, comme tout chrétien, et non pas un évêque; s’adressant directement à l’empereur Anastase, Gélase insiste en ces termes: «Deux principes régissent le monde: l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Des deux, c’est la charge des évêques qui est la plus lourde puisqu’ils doivent aussi rendre compte, devant la justice de Dieu, de ceux-là mêmes qui sont les rois» (Lettre de 494). On ne pouvait dire plus nettement que, si les empereurs pouvaient apporter le soutien de leur autorité temporelle aux évêques, ils restaient soumis à ces derniers dans toutes les matières de foi, chacun des deux ordres demeurant ainsi compétent en son domaine propre.

4. L’Église d’État de Justinien

Le règne de Justinien (527-565) est animé par la même volonté unitaire: il veut non seulement reconstituer l’unité politique du monde romain en Orient et en Occident, mais imposer l’unité de foi et intégrer l’Église à cet État unifié. Faire en un mot coïncider à nouveau les frontières de la Cité de Dieu et celles de son Empire. Le rôle dévolu à l’évêque de Rome ne peut donc jouir d’un pouvoir suréminent, il est simplement patriarche de l’Occident, sorte de vicaire de l’empereur, humblement soumis à toutes ses décisions. Car l’empereur, comme il l’indique en tête des lois qu’il promulgue, «a été envoyé aux hommes par Dieu pour être la Loi vivante» (Novelle 105). Il se considère donc naturellement comme guidé par l’Esprit-Saint dans les affaires religieuses et il estime que sa mission est de veiller strictement au maintien de l’orthodoxie. Le rôle de l’Église est ainsi réduit à celui d’intercession, de prières, pour la grandeur du règne et le bien de l’État. L’empereur-prêtre juge des hérésies, dépose le pape et l’emprisonne au besoin, convoque les évêques afin de faire ratifier par un concile ses décisions, et réduit les diverses oppositions qui se manifestent contre sa politique d’une Église d’État.

Théocratie ou césaropapisme?

Ce souci de maintenir la vraie foi était, chez Justinien, singulièrement renforcé par l’empressement avec lequel, au risque de compromettre sa liberté, l’Église se plaçait, comme déjà sous le règne de Constantin, sous la protection du «bon empereur»: cette tutelle que l’État, depuis le IVe siècle, faisait peser sur l’Église fut le plus souvent acceptée de bon gré et saluée avec joie. Organisée et protégée par l’empereur, garant de l’intégrité de ses dogmes, elle entendait être en même temps la conscience de l’État; ce n’était là qu’une vision idéale, qui devait nourrir les spéculations médiévales du Saint Empire romain germanique, tandis qu’en Orient Byzance démontrait la solidité de cette construction d’une monarchie fondée sur les principes mêmes élaborées par Eusèbe de Césarée, principes qui s’inscrivaient, en définitive, dans la tradition la plus authentiquement romaine.

5. Byzance, de 565 au milieu du XIe siècle

Justinien légua donc à ses successeurs le césaropapisme qu’il avait lui-même hérité. La compétence religieuse du prince était inscrite dans l’idéologie impériale, elle répondait à la conjoncture politique en même temps qu’à un idéal religieux, elle comblait enfin certaines lacunes de l’organisation ecclésiastique. Elle garda toute sa vitalité de Justin II à l’avènement des Comnènes (1081), à la différence près qu’elle subit le contrecoup de la «byzantinisation» de l’État romano-hellénistique. On peut distinguer deux phases: avant et après le conflit iconoclaste (726-843).

Avant la crise iconoclaste

Cette période montre l’immixtion de l’empereur dans la discipline et le dogme, à travers un Empire encore «multipatriarcal». Dans le domaine administratif, le souverain retouche à son gré les circonscriptions ecclésiastiques fondamentales, à l’avantage de l’évêque de la capitale. En 666, Constant II érige Ravenne en siège autocéphale. En 733, Léon III continue de mutiler le ressort de Rome, en l’amputant de la Sicile, de l’Illyricum et de la Crète. Ces mesures ne heurtent que le pape, qui n’y voit d’ailleurs qu’une injustice, tant est peu contestée la liberté d’action du prince.

L’empereur confirme l’élection des chefs suprêmes de l’Église, personnellement ou par son représentant (pour l’Italie, l’exarque de Ravenne). En fait, l’électorat canonique se conforme à ses indications. Le souverain dépose les patriarches suivant son intérêt, quitte à les réintégrer quand les circonstances ont changé. Il lui arrive de s’en débarrasser avec cruauté: le pape Martin Ier meurt en exil (655); le patriarche Callinique est aveuglé (706); un de ses successeurs, Constantin, est décapité (767).

Les relations religieuses de l’évêque de Constantinople avec ses pairs obéissent au bon vouloir du prince. Philippikos (711-713) et, plus tard, Nicéphore Ier (802-811) interdisent à leur patriarche d’envoyer ses lettres de communion au pape.

L’empereur n’épargne pas davantage le dogme. Il dispose, en vertu d’un droit coutumier, quasi canonique, de l’institution habilitée à formuler la foi: le concile. Il est juge de l’opportunité de le convoquer, il assure théoriquement la liberté des débats, il signe avec la majorité, il promulgue le décret final et en sanctionne l’observation, au titre de bras séculier. On remarquera qu’il ne se passe pourtant pas du corps épiscopal, même quand il s’attribue le titre de «basileus et prêtre» comme Constant II (641-668) ou Léon III (717-741). C’est qu’en fait il excelle à obtenir des majorités de contrainte, confond au besoin œcuménicité et «byzantinité», soumet des conciles universels à la censure de synodes locaux. Les exemples surabondent. Après les édits dogmatiques, de faible portée, de Justin II (567-571), Héraclius impose en 638 de croire à l’unicité de volonté dans l’Homme-Dieu, puis Constant II prescrit en 648 le silence sur la question. En 680-681, un concile réuni par Constantin IV proclame la dualité des volontés, mais cette décision conciliaire est cassée par un petit synode sous Philippikos. L’immixtion impériale change alors de domaine. En 730, Léon III proscrit les icônes. Son fils, Constantin V, élabore une théologie de l’aniconisme, entérinée bientôt par un synode plénier de l’épiscopat byzantin (754). Irène, en 787, fait abroger ces décisions par un concile œcuménique, cassé à son tour par un synode restreint sous Léon V (815), puis rétabli par Théodora en 843. Bref, l’empereur est maître, dans l’immédiat, de faire décréter par un épiscopat à sa dévotion ce qu’il faut tenir pour vérité. Mais dans l’immédiat seulement, car les ingérences abusives finissent toujours par être annulées.

Facteurs de crise (VIIIe-IXe siècles)

La déroute de l’iconoclasme annonce une éclipse du césaropapisme doctrinal. Pour maintes raisons. Les édits christologiques, conçus pour ressouder l’unité avec les provinces orientales, n’ont plus de sens après la conquête arabe. L’entreprise des Isauriens allait trop au rebours des mœurs pour ne pas échouer. Il y a encore ce sentiment, de plus en plus commun, que l’ère des conciles est close, et la formulation du dogme achevée. L’exploration théologique s’efface devant les manuels (Jean Damascène). Elle se ranimera avec le procès d’Italos (1082), et, avec elle, l’autocratie dogmatique.

La configuration politique évolue. Les frontières du patriarcat se confondent avec celles de l’Empire. Redevable à l’empereur de son prestige accru, le patriarche contribue à la grandeur de l’Empire: l’expansion missionnaire dans le monde slave ouvre la voie aux conquêtes (Bulgarie) ou favorise le rayonnement de Byzance. La collusion de la papauté avec les Carolingiens rivaux favorise l’union à Constantinople. La coïncidence de la victoire des images avec l’avènement des Macédoniens consacre un certain mythe de l’«orthodoxie», substitut de sentiment national, qui exalte la concorde du patriarche et du prince.

Un dernier élément joue un rôle. Face à Constant II, Maxime le Confesseur, († 662) a remis en honneur l’axiome des deux compétences, civile et spirituelle, et de la suréminence qualitative de la seconde. Il aura pour héritiers Jean Damascène et surtout Théodore Stoudite († 826). Cette revendication, plus en honneur dans le corps monastique que dans les rangs de l’épiscopat, aboutit, sous Basile Ier, aux fameux articles de l’Epanagogê (vers 879) qui distinguent dans la basileïa un corps dont le basileus est le maître, et une âme confiée à la sollicitude du patriarche. L’Epanagogê ne fut jamais promulguée, mais ses principes continuèrent d’être invoqués à l’occasion, même par les artistes. L’examen des faits montre toutefois qu’ils eurent valeur d’idéal plutôt que de ligne de conduite.

Consolidation et aménagement

L’évolution relevée ci-dessus rehaussait en quelque mesure l’autorité de l’Église. Il n’apparaît pas qu’elle ait modifié substantiellement l’emprise du basileus. L’empereur peut démembrer des métropoles, promouvoir des suffragants, l’Église obtempère en principe à sa décision. Contrairement aux protocoles canoniques, que l’on continue de recopier et enseigner, il place sur le siège patriarcal et dans les grandes métropoles des gens à lui. Mieux: Romain Ier installe un patriarche à titre provisoire (928), en attendant que son fils soit en âge de le remplacer. Basile II, mourant (1025), nomme de son propre chef Alexis Stoudite. Aussi bien Constantin VII (913-959) observe-t-il, dans son De ceremoniis , que l’empereur reste libre de choisir en dehors des trois noms à lui proposés par le synode. La déposition reste fréquente, seule la brutalité en a disparu. Des réintégrations comme celles d’Ignace ou de Photius, obtenues à coup de conciles contradictoires manœuvrés par le Palais (867, 869, 879), illustrent la latitude laissée aux souverains. Les protestations contre cette pratique (élevées parfois dans les conciles mêmes qui les méritent) ont peu d’écho. Les nominations d’évêques sont un peu plus canoniques, et le pieux Nicéphore Phocas (963-969) ne réussira pas à les accaparer. On n’en voit pas moins, en 1078, un usurpateur se débarrasser de Michel VII détrôné, en le séparant de sa femme et en le nommant métropolite d’Éphèse.

Léon VI (886-912) légifère sur les sacrements, interprète librement les canons. Il invoque cependant (Novelle 17) une délégation du patriarche. Ce biais est instructif. De plus en plus, l’empereur soumet ses actes au synode patriarcal ou inversement. Ce procédé, où l’empereur trouve généralement son compte, crée la fiction d’un domaine mixte, qui flatte le patriarche et son synode, et parfois laisse quelque champ à leur influence.

En somme, l’Église ne sauve à peu près que son autonomie pastorale. Le patriarche reçoit l’engagement d’orthodoxie du nouvel empereur. Il peut censurer publiquement sa conduite et l’excommunier. On en a des exemples illustres: Ignace censurant le césar Bardas; Nicolas, Léon VI; Polyeucte, Tzimiskès (969). Mais ce droit, pas plus que le privilège de couronner l’empereur – le sacre n’existe pas encore – ne constitue pas une hypothèque sur la légitimité du souverain. Encore l’indépendance pastorale ne résiste-t-elle pas toujours à la raison d’État, ou à ce qu’on appelle de ce nom, comme l’attestent les circonstances des mariages successifs de Zoé sous Alexis Stoudite. Les canonistes du XIIe siècle ne manqueront pas de jurisprudence pour soutenir que l’empereur est au-dessus des canons.

En résumé, l’ingérence impériale persiste tout au long du Moyen Âge. En régression dans le domaine du dogme, elle se consolide ailleurs. Les principes en sont acceptés ou tolérés par une Église qui permet à l’État d’assumer une part de sa réalité visible. Seule leur application trop brutale suscite des réactions passagères et locales. La conception de deux pouvoirs entièrement séparés, a fortiori hiérarchisés, Empire et Sacerdoce, ne mûrira jamais en Orient, même sous un patriarche aussi ombrageux que Cérulaire (1043-1058).

Le césaropapisme byzantin – même le mot – divise les historiens. La théorie d’une suprématie inconditionnelle et immuable du basileus n’a plus de défenseurs. Mais, alors que G. Ostrogorsky découvre une émancipation progressive de l’Église, couronnée par l’Epanagogê , F. Dölger tient pour une continuité du césaropapisme, soumise seulement à des fluctuations explicables par l’ascendant et le caractère des personnalités, empereur et patriarche.

6. En Occident, de 565 aux querelles du Sacerdoce et de l’Empire

La situation est entièrement différente dans l’Occident du haut Moyen Âge, avant comme après la création de l’Empire carolingien. Byzance a toujours été un État centralisé et hautement différencié, doté d’une Église à tendance «nationale». L’Occident forme un damier de royaumes peu étatisés, auxquels convient mal la qualification de césaropapistes, tant les empiétements mutuels du laïque et du clerc s’y compensent. L’essor de la dynastie carolingienne, l’important couronnement de l’an 800 singularisent encore la physionomie de l’Occident. L’Empire franc a pour interlocuteur une Église à prétention universaliste, qui l’a certes créé mais qui lui doit aussi une souveraineté temporelle. Cette conjoncture engage l’empereur dans une politique de protection envahissante. Elle se compliquera du fait de la féodalisation, processus inconnu de Byzance.

Charlemagne, avant même son couronnement, répartit ainsi les domaines: «À moi l’action; au pape la prière pour le succès de l’action.» L’Église va trouver partout Charlemagne, souvent pour son bien. La théologie attire l’empereur. Au concile de Francfort (794), il fait dresser un réquisitoire contre la théologie des icônes du septième concile (787). En 808, il sollicite le pape d’insérer le Filioque dans le Symbole, suivant l’usage d’Aix-la-Chapelle. Sur ce point, Charles ne fera guère d’émules. En revanche, ses successeurs ou leurs imitateurs s’arrogeront de plus en plus l’élection du pape et des évêques, préparant la voie à la crise des Investitures.

Par la Constitution de 824, Lothaire soumet l’élection du pape à la ratification impériale. Cette disposition, après des vicissitudes liées à l’éclipse de l’Empire et aux intrigues de la maison de Tusculum, est restaurée en 963 par le privilège d’Otton Ier, qui revendique pour l’empereur «le consentement et le choix»: l’élection canonique n’est plus qu’une formalité. En 1046, Henri III réitère la mesure. Le Siège romain est à l’entière merci du souverain germanique.

Parallèlement, le prince pourvoit les évêchés à sa guise. L’édit du concile de Paris, en 614, qui légitimait un état de fait en requérant pour toute consécration l’«ordre du roi», est dépassé. Au IXe siècle, l’empereur choisit l’évêque – parfois en observant un simulacre d’élection canonique – et l’investit, en lui remettant en signe de juridiction le bâton pastoral et l’anneau. Il ne lui manque que de consacrer l’élu. Le droit à l’investiture, disputé par les ducs aux empereurs faibles, est récupéré par Otton Ier. Hors de l’Empire germanique, il est partagé entre les rois, comtes et ducs. L’évêque est, ni plus ni moins, un vassal, avec les services temporels et les servitudes morales qui s’ensuivent.

L’Église s’accommode longtemps de cette situation, d’autant qu’elle maintient théoriquement intacts les canons et réserve un droit d’appel au supérieur ecclésiastique. La réforme monastique, dont les effets se font sentir dans le corps épiscopal, dénonce enfin, aux Xe-XIe siècles, la profonde déchéance du haut clergé, mais on ne remonte que progressivement à la cause: l’aliénation de l’élection au profit du prince. Dès lors, les événements se précipitent. En 1057, Étienne IX est élu pape sans l’aveu de la Cour impériale. Nicolas II, son successeur, érige le fait en droit et réserve aux cardinaux l’élection du pape; mieux, il s’attaque au principe de l’investiture laïque. La querelle est virtuellement ouverte. Quelques années plus tard, le césaropapisme se heurtera à une réaction «papocésariste» animée par Grégoire VII.

césaropapisme nom masculin Régime où le souverain temporel prétend exercer un droit de contrôle sur le pouvoir spirituel de l'Église.

⇒CÉSARO(-)PAPISME, (CÉSAROPAPISME, CÉSARO-PAPISME)subst. masc.
Régime dans lequel les fonctions spirituelles du pape, chef de l'Église, sont absorbées par un chef d'État absolu, un césar :
... il [Joseph II] surpassa de beaucoup le césaro-papisme des autres princes catholiques en réformant de fond en comble l'organisation ecclésiastique, (...) sans se soucier du pape.
G. LEFEBVRE, La Révolution fr., 1963, p. 93.
Étymol. et Hist. 1938 (MARCEL). Composé du rad. de césarisme et de papisme. Fréq. abs. littér. :3.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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